1 point de vente optique sur 10 pourrait fermer d’ici 6 mois, suite à la crise sanitaire. Si les dispositifs d’aides mis en place par l’Etat ont permis de faire face à court terme au scénario inédit d’arrêt quasi-total de l’activité, cette « perfusion » risque d’être une bombe à retardement à l’automne pour les magasins les plus en difficulté. Mais en anticipant avec le mandat ad hoc et la conciliation, ils peuvent être sauvegardés et mieux rebondir.
Bien Vu a interrogé Maître Serge Pelletier, associé de Rescue, partenaire de Gouache Avocats.
Le nombre de défaillances d’entreprises reste faible à l’heure actuelle en raison des dispositifs d’aide et de l’allongement du délai pour une déclaration de cessation de paiement. Doit-on s’attendre à une accumulation de procédures collectives à la rentrée ?
Un afflux de procédures collectives est effectivement attendu à partir de septembre. Une première vague même dans les semaines qui viennent, notamment pour les entreprises qui souffraient déjà de difficultés avant le 12 mars et/ou qui n’ont pas obtenu de Prêt garanti par l’Etat (grandes enseignes du commerce textile, sous-traitants automobiles…). La seconde vague à partir de la rentrée touchera des entreprises qui ont obtenu un PGE : elles seront confrontées à la nécessité d’apurer les retards accumulés (puisqu’il n’est pas question, pour l’heure, d’annulation de charges) tout en finançant leur activité courante et en étant confrontées à des conditions d’exploitation dégradées.
« Une seconde vague de défaillances pourrait toucher les entreprises qui auront consommé la trésorerie issue du Prêt garanti par l’Etat »
L’économie française sera probablement en récession en 2020, donc l’heure ne sera pas à la consommation. Il est donc très vraisemblable que le PGE (représentant au maximum 3 mois de CA) couvrira insuffisamment les besoins de trésorerie de ces entreprises. L’afflux de procédures devrait arriver quand les entreprises auront consommé la trésorerie issue de ce prêt, donc à partir de septembre.
Que conseilleriez-vous à un propriétaire de microentreprise dont la trésorerie est en tension ?
Première démarche indispensable : avoir une vision précise et lucide de la situation financière de son magasin, réelle et prospective. Pour ce faire, il faut demander à son expert-comptable ou conseil financier d’établir une approche de situation intermédiaire au 31 mai, par exemple (arrêté comptable ou au moins des balances générale et auxiliaires à jour avec l’excédent brut d’exploitation et le passif cumulé sur la période de confinement).
Etablir ensuite un prévisionnel mensuel d’exploitation et de trésorerie pour les 6 à 12 mois qui intègre l’apurement des retards cumulés. En termes de CA, se baser sur des historiques en prenant, par prudence, des hypothèses dégradées, compte tenu de l’incertitude sur la reprise de la consommation. Cette démarche doit être menée d’urgence.
Examiner, si l’exercice prévisionnel montre des tensions voire des impasses en trésorerie, les principaux postes de décaissements (échéances d’emprunt, charges fiscales et sociales, loyer, et, dans certains cas redevances de franchise) et voir si des échelonnements sur ces postes permettent de retrouver une trésorerie positive.
« En cas de tensions ou d’impasse en trésorerie, mandat ad hoc et conciliation sont des procédures particulièrement efficaces »
Pour obtenir ces échelonnements, les procédures de mandat ad hoc et de conciliation sont des cadres de négociation particulièrement efficaces. Elles permettent d’obtenir des moratoires sur des périodes beaucoup plus longues (12 à 24 mois) qu’en négociant créancier par créancier. En outre, les négociations dans ce cadre restent confidentielles et ne peuvent alimenter les éventuelles procédures judiciaires déjà initiées par les créanciers.
Enfin ces procédures sont gérées par des mandataires de justice, professionnels du redressement et de la liquidation judiciaire, soucieux d’éviter une procédure collective dont le risque est la disparition de l’entreprise et, donc, des avoirs des créanciers. Si les prévisions de trésorerie montrent que la négociation avec certains partenaires seulement suffit à sortir de l’ornière, c’est ce type de procédure que je conseillerai à un propriétaire de microentreprise.
En quoi ces outils peuvent-ils aider l’opticien à adapter son modèle économique au contexte post-Covid ?
D’abord en échelonnant tout ou partie des décaissements prévisionnels en trésorerie. On traite alors le passif, donc le passé. Ensuite, ces procédures offrent des cadres voire des contraintes pour renégocier certains contrats, comme le bail, en demandant une adaptation des loyers, temporaire ou pour la durée restant à courir.
En l’absence d’accord, il faut envisager une sauvegarde ou un redressement judiciaire. Ces procédures collectives imposent des contraintes sur les créanciers et les co-contractants et permettent de financer les mesures de restructuration sociale lorsqu’elles sont nécessaires pour adapter le modèle économique en ayant recours aux avances consenties par l’Assurance de Garantie des Salaires (AGS).
Quel est le bon timing pour y avoir recours? Pourquoi ne pas attendre la fin de la « perfusion » des dispositifs d’aide ?
Le bon timing, c’est le plus tôt possible. Quand ces procédures sont mises en œuvre en amont (avant ou immédiatement après la survenance d’une impasse de trésorerie), elles sont très efficaces. Le chef d’entreprise choisit le cadre de négociation avec les créanciers et co-contractants plutôt que de le subir.
« Au contraire des procédures collectives, la grande majorité des mandats ad hoc ou de conciliation aboutissent à un accord »
70 à 80% des procédures de mandat ad hoc et de conciliation finissent par des accords. En revanche, pour les procédures collectives de sauvegarde ou de redressement judiciaire, le pourcentage de sortie par un accord imposé aux créanciers et co-contractants tombe à 55% (pour les sauvegardes) et à 27% (pour les redressements judiciaires). Il est donc indispensable de ne pas attendre la fin de la perfusion.
La défaillance est toujours vécue comme un échec pour un entrepreneur… Comment peut-il transformer celui-ci en opportunité pour rebondir ?
La défaillance n’est pas un échec en soi. Les difficultés ont généralement des causes qui sont extérieures à l’entreprise ou à son dirigeant. Si on examine l’actualité récente, il est parfaitement évident que ni l’une ni l’autre n’ont une quelconque responsabilité dans les conséquences du mouvement des gilets jaunes, les grèves qui ont suivi et les mesures de confinement qui ont été prises pour limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19. On ne peut et on ne doit parler d’échec que lorsque le chef d’entreprise s’est abstenu d’agir sur la situation financière de son entreprise, en laissant s’accumuler les dettes comme c’est malheureusement le plus souvent le cas. Ce qui n’a, le plus souvent, pas d’autre résultat que d’aboutir à la liquidation judiciaire.
« Il est indispensable de ne pas attendre la fin de la perfusion et de ne pas vivre le recours à ces procédures comme un échec »
Ensuite, ces procédures sont d’abord des cadres et des outils de renégociation de tous les contrats. Leur objectif prioritaire, c’est la préservation de l’entreprise avant toute autre considération. Ce sont donc, en elles-mêmes, des opportunités de transformation ou de rebond.
Le problème est que les dirigeants ont des difficultés à se défaire de cette image négative et ne font pas la démarche de consulter des professionnels aguerris en la matière (avocats, conseils financiers spécialisés, administrateurs judiciaires). En 25 ans de métier, je n’ai pas d’exemple d’un client qui aurait consulté sans être sorti convaincu que ces procédures pouvaient les aider.
Maître Serge Pelletier