Bien Vu a interviewé Vincent Chabault, sociologue, maître de conférences à l’université Paris Descartes – Sorbonne Paris Cité et auteur de l’ouvrage “Eloge du magasin. Contre l’amazonisation” (Gallimard).
Dans votre dernier ouvrage Eloge du magasin, vous mettez en cause le discours dominant dans le retail : digitaliser ou mourir. Pourquoi ?
Car il n’est pas applicable à tous les secteurs. Bien sûr, certains réseaux proposent des solutions de digitalisation à leurs points de vente partenaires ou franchisés mais l’essence même des commerces de proximité, dont les commerçants indépendants, c’est justement la… proximité. Or, en “plateformisant” leurs prestations, ces magasins perdraient le contact avec le client, qui constitue tout le sel de l’interaction sociale entre le commerçant et le consommateur.
« L’interaction entre le commerçant et le consommateur rythme le quotidien et constitue des repères sociaux »
Même si ces relations sont codifiées avec des discussions souvent superficielles, badines, banales, elles rythment le quotidien et constituent des repères sociaux, notamment pour les personnes isolées ou en manque de contact humain. Dans le cas particulier de l’optique, les points de vente semblent pour le moment à l’abri de « l’amazonisation ». Je ne vois pas le plaisir qu’un client pourrait prendre à découvrir ses lunettes dans un carton de livraison et, franchement, les simulateurs en ligne existants sont loin d’être satisfaisants pour un client.
Face aux géants du commerce digital, quels sont les atouts du retail traditionnel ?
Il faut distinguer l’achat « tactique » et l’achat « plaisir ». Le premier peut être facilement digitalisé parce que fonctionnel et fondé sur un besoin vital ou sur une envie de payer ce qui semble être le « juste prix ». Le second, en revanche, relève d’un processus plus complexe entre le coup de cœur immédiat ou, à l’inverse, l’achat mûrement réfléchi après étude du marché, analyse des produits concurrents, etc.
Avec l’achat optique, on se situe en quelque sorte entre les 2. Il répond à la fois à un besoin, celui de bien voir, et à l’envie d’un produit qui nous sublime. La découverte visuelle et tactile des montures, l’attente de conseils, l’essayage, la recherche de l’esthétique, etc., font partie du parcours d’achat et transforment l’opticien en guide, en conseiller, plus qu’en vendeur. Cette approche s’inscrit dans un temps long, indispensable aujourd’hui tant les consommateurs sont exigeants.
« Face à un consommateur aujourd’hui exigeant, l’opticien gagne à être un guide, un conseiller, plus qu’un vendeur »
D’ailleurs, le développement d’une offre de services semble indispensable à la fidélisation car on ne vient pas « flâner » chez « son » opticien. On y « passe » avant tout par besoin, par opportunisme et on peut changer de professionnel de santé visuelle. Peut-être faut-il y voir une évolution possible pour la profession, par exemple dans les centres commerciaux. En effet, avec le déclin du « mall » à l’américaine, les foncières misent de plus en plus sur des concepts innovants, serviciels, qui mettent le client au centre d’une expérience d’achat.
Justement, plusieurs études prouvent que les jeunes générations, pourtant « accro » au digital, restent attachées aux magasins physiques, à condition que ces derniers proposent une « expérience » à vivre. Dans votre ouvrage, à ce propos, vous évoquez la notion de « consommation émotionnelle ». Pouvez-vous nous l’expliciter ?
La « consommation émotionnelle », ce n’est pas seulement acheter un produit et en jouir, mais aussi se « réaliser » grâce au processus d’achat. Par exemple, ces dernières années, les notions « d’authenticité » ou de produits éthiques gagnent du terrain et cela s’applique d’ailleurs aussi au secteur de l’optique. La mise en avant du « Made in France » ou la valorisation d’un savoir-faire lunetier font partie du storytelling du secteur, opticiens comme fournisseurs.
« Les magasins proposent ce dont le digital est incapable : de l’humain, du conseil, du lien social »
Cette double appétence des jeunes pour le digital et pour les points de vente physiques envoie un signe encourageant pour l’avenir des magasins de proximité, y compris des opticiens… Sous condition que ces derniers fournissent ce dont le numérique est incapable : de l’humain, du conseil, du lien social. De ce point de vue, les métiers du commerce sont à l’aube d’une revalorisation de leur image, dans la lignée du regain de prestige que connaissent les métiers de la cuisine ou de l’artisanat. Cette évolution correspond à une attente du marché : à l’ère des avis en ligne et des espaces numériques de recommandation (Google, forums, Facebook, etc.), les consommateurs aspirent à la sincérité, à l’authenticité. A fortiori quand il s’agit d’un produit que l’on achète pour le porter longtemps, comme dans le cas des lunettes.
Comment prendre en compte ces attentes et s’y conformer ?
Peut-être repenser l’évaluation de la performance professionnelle en fonction de la satisfaction client et non du seul objectif de vente ? Après tout, la racine latine du mot “commerce” évoque un trafic, un négoce, mais aussi des relations, un échange, une liaison, une communication ! Pour autant, la mesure de la satisfaction du client peut être biaisée, notamment si l’on passe par un prestataire… Et pour que cet avis soit “exploitable” par le point de vente ou l’enseigne, il doit être argumenté, sincère et libre.
Vincent Chabault,
sociologue, maître de conférences à l’université Paris Descartes – Sorbonne Paris Cité et auteur de l’ouvrage “Eloge du magasin. Contre l’amazonisation” (Gallimard).