Qui « prendra la main » sur les nouveaux parcours patients-clients et le pilotage des flux ? La bataille concurrentielle s’intensifie entre acteurs traditionnels, nouveaux entrants ou intermédiaires. En 2022, tous les ingrédients sont réunis pour « remodeler » le paysage optique français.
Bien Vu a interrogé Emmanuel Sève, directeur d’études chez Xerfi-Precepta, qui a mené une étude sur la recomposition de la distribution optique d’ici 2023*
Selon la dernière étude que vous avez menée sur la distribution optique, la bataille concurrentielle se joue désormais sur le terrain du pilotage global des parcours de soins visuels à l’échelle de l’ensemble de la filière. Pourquoi ? Quelles sont les forces en présence ?
Premier élément important : la crise sanitaire. Elle a conforté les stratégies digitales dans la conquête des flux de clients. Cela fait évidemment le jeu des enseignes au détriment des indépendants. Mais toutes n’ont pas pris le virage au même rythme. Et c’est une aubaine pour des DNVB (Digital Native Vertical Brands) comme Polette ou Jimmy Fairly dont la captation de flux et l’expérience en ligne sont des axes constitutifs de leur identité.
« Les Ocam et les réseaux de soins veulent garder la main sur l’orientation des clients pour maîtriser les remboursements »
Parallèlement, le parcours de soins visuels dans sa globalité a connu un bouleversement majeur en 2020. En raison du 100% Santé qui a montré ses limites en termes d’amélioration de l’accès à la prescription. Un phénomène aggravé par la pandémie et les restrictions de déplacement. Et, sous réserve d’une nouvelle répartition des tâches avec les ophtalmologistes et les orthoptistes, les opticiens vont avoir une place accrue au sein de la filière et étendre leur mode d’exercice, via la téléconsultation par exemple ou l’optique hors les murs.
Enfin, les Ocam et les réseaux de soins gardent vocation à orienter les parcours de soins dans leur globalité pour maîtriser les remboursements. La bataille entre eux et les opticiens monte, sans surprise, d’un cran pour assurer ce rôle de pilotage (tiers payant, accès aux données, organisation de la téléconsultation…).
En quoi « l’entrée » dans la distribution optique française d’EssilorLuxottica, suite au rachat de GrandVision, peut-elle changer ces rapports de forces entre acteurs « traditionnels » du secteur ?
La convergence de toutes ces évolutions, accélérées par la crise sanitaire, est un atout majeur pour le géant de l’optique : il a opéré des investissements massifs ces dernières années dans les sites de vente en ligne ; il peut mobiliser autour de la téléconsultation des éco-systèmes de partenaires ; il a enfin la capacité d’innovations et de traitement des datas à grande échelle. Selon moi, pour les opticiens, cela représente un plus grand risque que la logique pure d’intégration verticale d’un fabricant qui prend avec ses magasins un peu plus de 10% de parts de marché.
D’autres protagonistes vont-ils s’immiscer dans le jeu ?
Ces opportunités au sein de la filière visuelle et ce remodelage en vue du paysage optique attisent les appétits d’acteurs extérieurs à l’optique. On peut penser à l’initiative de Monoprix (délivrance d’ordonnance à distance et achat de montures) avec comme interrogation : s’agit-il d’un test et/ou d’une volonté d’avoir « un coup d’avance » sur d’autres grandes surfaces ? Les pouvoirs publics restent sceptiques sur cette initiative qui ne respecte pas les principes du parcours de soins et de la téléconsultation. Ce qui peut surtout changer la donne pour la distribution, me semble-t-il, c’est l’entrée de nouveaux intermédiaires comme Doctolib (Lire : « Doctolib, un nouvel intermédiaire au service des opticiens ? » ) qui ont à cœur d’agréger la mise en relation de tous les professionnels de santé, donc à l’échelle de l’ensemble du marché, avec le patient/client.
Cela peut-il modifier l’équilibre au sein de la distribution entre indépendants et enseignes ?
La question reste pour le moment très ouverte. Pour ces nouvelles « intermédiations », les opticiens indépendants peuvent être la principale porte d’entrée. Pour les enseignes et les réseaux de soins, tout l’enjeu est désormais de « garder la main » sur les parcours clients. Et, de ce point de vue, la téléconsultation pourrait bien être le point de bascule le plus conséquent.
* « Les profondes recompositions de la distribution optique à l’horizon 2023 – Refonte des parcours client, percée des DNVB et des prestations hors les murs : quels impacts sur le jeu concurrentiel et les priorités stratégiques des acteurs ? », Xerfi-Precepta, mai 2021
Emmanuel Sève,
directeur d’études
chez Xerfi-Precepta