Envisagée dans le dernier rapport Igas sur la filière de santé visuelle, la « téléconsultation » en magasin semble une piste intéressante pour pallier les difficultés d’accès à l’ordonnance dans certains territoires, tout en redonnant du temps médical aux ophtalmologistes. Certaines enseignes d’optique se tiennent prêtes et ont mené des tests ces derniers mois pour définir un modèle économique viable de téléconsultation chez les opticiens, dans l’attente de pratiques réglementaires clairement définies. La téléconsultation en magasin, nouvelle activité pour vous ?
Bien Vu a interrogé 2 de vos confrères, Vincent Andry, opticien Optic 2000 à Mordelles (35), qui a participé à une expérimentation de téléconsultation dans son magasin pendant 6 mois, et Christophe Perrin, Optique Perrin à La Motte-Servolex (73), très perplexe sur cette pratique au sein du point de vente…
Participer à l’amélioration de l’accès des patients aux soins visuels, quel que soit le territoire, y compris dans les déserts médicaux : tel est l’objectif du développement de la téléconsultation sur 2 sites (cabinet d’ophtalmologie principal et un cabinet secondaire et/ou un magasin d’optique). Cette pratique en point de vente peut-elle conduire à une meilleure collaboration entre ophtalmologistes et opticiens au service des patients ?
Probablement pas, estime Christophe Perrin : « Nous ne devons jamais oublier que le but que l’on vise, en tant que professionnel de santé, c’est une bonne prise en charge de nos patients. Nous sommes des opticiens de ‘’santé’’. Et c’est en travaillant en partenariat avec les ophtalmologistes que nous pouvons participer à l’amélioration de l’accès aux soins visuels. C’est ce que je fais avec les 4-5 spécialistes de ma zone, où des cabinets pluri-disciplinaires se montent depuis quelque temps. Je pratique beaucoup d’examens de vue et tout se passe bien avec les ophtalmologistes, en bonne intelligence. Or j’ai bien peur qu’à vouloir absolument faire de la téléconsultation en magasin, nous rallumions la ‘’guerre’’ entre nos 2 professions. »
« Hormis quelques réfractaires, les ophtalmologistes installés dans ma zone ont compris que la téléconsultation constituait une alternative pour résoudre les problèmes d’accès aux soins »
Vincent Andry a connu l’expérience inverse lors de son expérimentation : « Avec les ophtalmologistes, je n’ai pas rencontré de problème : nous sommes passés par une société qui gère les prises de rendez-vous et, avec beaucoup de réactivité, les médecins bloquent un créneau de consultation. Je suis allé présenter l’expérimentation aux ophtalmologistes de ma zone qui ont compris, hormis quelques réfractaires, qu’elle constituait une alternative pour résoudre les problèmes d’accès aux soins. Cela a été même l’occasion de renouer le contact et de faire disparaître, de part et d’autre, certains a-priori. »
Une réponse à un besoin de prise en charge… ou le danger d’une prescription coûte que coûte ?
Et côté patients ? Vincent Andry a pu constater leur confiance immédiate dans la qualité du dispositif : « Nous leur proposons un service novateur, différenciant et, surtout, de proximité. Il correspond à un vrai besoin. Nous ne sommes pas à Mordelles en zone sous-dotée en ophtalmologistes, mais une partie de la population est à mobilité réduite, ce qui rend le déplacement à Rennes, pourtant proche (10 km), pour un rendez-vous médical souvent peu aisé. Les clients qui ont eu recours à la téléconsultation dans mon magasin n’ont manifesté aucune réticence, bien au contraire ! La téléconsultation est entrée dans les mœurs et ils ont immédiatement fait confiance au dispositif. »
« Au nom de l’accès à la prescription, doit-on accepter une baisse de qualité de la consultation, avec une logique d’abattage pour obtenir coûte que coûte une ordonnance ? »
De son côté, Christophe Perrin reste très perplexe sur la qualité des examens pratiqués en téléconsultation dans le magasin : « Tout se fait à distance et tout dépend du praticien qui se trouve de ‘’l’autre côté’’. Je crains de part et d’autre que s’instaure une logique d’abattage où l’important est d’obtenir une ordonnance coûte que coûte. Au nom de l’accès à la prescription, doit-on accepter une baisse de qualité de la consultation ? Ne faudrait-il pas mieux donner aux optométristes la possibilité de s’installer en cabinet ? En tout cas, pour ma part, je préfère continuer plutôt à investir dans des équipements de réfraction et toujours référer si besoin aux ophtalmologistes. »
Un opticien « presse-bouton » dévalorisé… ou une mise en avant de l’opticien, professionnel de santé ?
A cela s’ajoute, pour Christophe Perrin, la crainte d’une dévalorisation de l’opticien : « Nous risquons d’être transformés en simples vendeurs de lunettes qui ‘’hébergent’’ une annexe du cabinet de l’ophtalmologiste. Je ne veux pas d’un opticien ‘’presse-bouton’’. Car, à l’inverse, c’est la pratique de l’examen de vue qui donne tout son sens à l’opticien professionnel de santé.
Il faut se projeter plus loin, selon Vincent Andry : « Certes, pour le moment, en l’absence d’encadrement réglementaire clair, nous nous limitons à être des ‘’presse-bouton’’, comme certains le regrettent. Mais regardons l’avenir : la téléconsultation s’insère dans la continuité des délégations de tâches. Remettons en avant notre statut de professionnel de santé de proximité : nous sommes un acteur principal du parcours de soins de nos clients. Et cela ne se limite pas à la prescription et la vente d’équipement. La téléconsultation en magasin est aussi un moyen de prévention et de dépistage. »
Une pratique chronophage et peu rentable… ou un bon outil de recrutement et de mobilisation des équipes
Il n’en reste pas moins que les 2 opticiens s’accordent pour dire qu’en l’état actuel, intégrer une activité téléconsultation en magasin s’avère peu rentable, en raison des investissements en matériel : « A l’heure actuelle, cela me semble à la fois chronophage et peu rentable », déclare Christophe Perrin. « Chronophage, car il faut prendre du temps pour accueillir et installer le patient, avec, selon toute probabilité, un examen de vue à refaire ensuite. Peu rentable, car les investissements sont lourds pour l’opticien. Et, de toute façon, le patient reste libre d’acheter ensuite ou pas son équipement dans le magasin où il a effectué sa téléconsultation. »
« Une activité à la fois chronophage et peu rentable actuellement mais un excellent argument pour recruter et fidéliser les collaborateurs »
Même analyse pour Vincent Andry : « Seul bémol, en l’état actuel : il faut compter au minimum 6 téléconsultations par semaine pour amortir les investissements en matériel et construire un modèle économique rentable. » L’opticien breton souligne cependant l’intérêt en termes de recrutement : « Avec la téléconsultation, on opère un recentrage sur la dimension santé visuelle du métier. Et cela mobilise tous les collaborateurs du magasin. Cette pratique est donc un excellent argument pour recruter de nouveaux collaborateurs et fidéliser les équipes en place. »
Vincent Andry,
opticien Optic 2000,
Mordelles (35)
Christophe Perrin,
Optique Perrin,
La Motte-Servolex (73)